Face à Face – comparer les maîtres pour mieux s’en inspirer

Vous êtes-vous déjà retrouvés devant l’oeuvre d’un artiste qui stimule votre désir de création personnelle, mais vous impressionne tellement qu’elle vous intimide et vous bride, vous laisse dans une fascination stérile ? Et vous vous demandez comment remédier à cette frustration qui teinte de mélancolie votre engouement pour cette oeuvre. Comment réussir à s’en inspirer, la mettre au service de votre créativité. C’est arrivé aux plus grands. Le peintre Joseph Mallord William Turner, lui-même, dans sa jeunesse, se serait effondré en larmes devant l’oeuvre de son aîné Claude Gelée, dit Le Lorrain, déclarant qu’il ne pourrait jamais faire mieux. Et cela m’arrive aussi souvent, ainsi qu’à mes élèves, par la fréquentation des oeuvres des maîtres du musée du Louvre et du musée d’Orsay où nous faisons cours. Certains coups de foudre avec des chefs-d’oeuvres déclenchent en nous des velléités d’imitation, mais sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi, reconnaître ce qui dedans raisonne tant avec nous. L’oeuvre reste entière, évidente et parfaitement accomplie, comme un être mythique né tel quel, qui nous désarme. 

Une première piste est de copier cette oeuvre, pour la déconstruire, en comprendre la composition, l’éclairage, les couleurs, les matières et les liens narratifs entre formes principales et détails. Mais au bout de ce travail, on ne s’expliquera pas encore les raisons profondes de cet attachement l’oeuvre. C’est par la comparaison avec d’autres oeuvres, du même ou d’un autre artiste, contemporaines ou non l’une de l’autre, mais traitant d’un même thème avec des esthétiques différentes, voire antagonistes, qu’on va mieux comprendre les spécificités de l’oeuvre initiale et notre attrait pour elle, qui peut d’ailleurs s’en trouver remis en question. Et, de manière générale, c’est par cet esprit comparatif ludique qu’on transforme la pesanteur des chefs-d’œuvre en contemplations dynamiques et fructueuses.  

Alors, sans attendre qu’une muse daigne nous éclairer, partons au musée, par le biais d’une série de Face à Face où seront présentées quelques comparaisons exemplaires étudiées en cours, dont voici aujourd’hui un premier cas : êtes-vous plutôt Vénus de Cabanel, ou Olympia de Manet ? Ni l’un ni l’autre ? Les deux ? D’avantage celui-ci que l’autre ?

La naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, huile sur toile, 130 x 225 cm, 1863, musée d’Orsay.
Immense succès au salon de peinture officiel, acquisition par Napoléon III. 
Olympia, Édouard Manet, huile sur toile, 130 x 190 cm, 1863, musée d’Orsay. 
Exposée en marge du salon de peinture officiel, fait scandale et attire des critiques virulentes à propos du sujet comme de la facture du tableaux. Acquisition post-mortem par une collecte d’artistes initiée par Claude Monet, pour en faire don à l’État.

Corps idéalisé VS corps vrai

Chez Cabanel : une chair nacrée aux modelés doux et complexes, les bras étirés pour faire saillir les seins, les aisselles glabres, les cheveux exagérément longs, le corps arqué pour mieux dessiner la hanche et aplatir le ventre, les cuisses serrées pour cacher le pubis, les jambes longues, enfin les pieds cambrés dans l’axe de la jambe pour ne pas créer de rupture de la ligne. La figure est complètement nue, exempte d’autre ornementation que sa beauté propre. Elle est vue avec un léger surplomb traditionnel, qu’on retrouve chez d’autres artistes ayant traité le même genre, comme Girogione (Vénus endormie), Titien (Vénus d’Urbin), Goya (La Maja nue). Cette Vénus, à peine sortie d’un rêve, naît en extase. 

Chez Manet : chair blême aux modelés écrasés, jambes courtes, ventre rond, hanches peu marquées, mains fortes, pilosité partant du nombril, pâleur des tétons, duvet roux sous l’aisselle, minceur fragile des épaules, cou légèrement épais, visage carré aux lèvres blêmes, menton pointu. Une main, notable parce qu’elle cache et dévoile en même temps, posée au centre du tableau, cachant le sexe comme les Vénus de Giorgione et Titien, mais dont l’allure arachnéenne attire l’attention. Quelques bijoux de l’époque, une chaussure encore au pied, qui soulignent l’actualité de cette nudité, et font penser au poème Les Bijoux, de Charles Baudelaire : « La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur / Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores… » Cette fois-ci, la figure est de face (le peintre ayant placé le regard presque au niveau du nombril), sur un pied d’égalité avec le spectateur, même légèrement dominante. L’Olympia nous regarde sans détour, avec une tranquille impudeur.

Dans le premier cas, une pose académique bien codifiée. Un corps parfait, comme servi sur un plateau, à la nudité canonique – un objet sublime. Dans le second, pas de volonté de joli ou d’idéal, mais bien d’un corps réel, simple et populaire, voire provocateur, qui fut d’ailleurs jugé sale et obscène. 

Monde onirique VS monde réel 

Chez Cabanel : devant un horizon dégagé, le corps repose sur l’eau, sous un ciel calme aux tons frais et tendres, où batifolent des angelots. La figure, d’une impossible légèreté, baigne dans une nature immaculée, intemporelle.

Chez Manet : fond sombre, bouché, ouvert seulement sur un étroit couloir qui se devine derrière l’échancrure du rideau, évoquant l’enfilade de chambre d’une maison close. Une servante dont le visage se distingue à peine de l’ombre, apportant un bouquet plutôt sobre. Un jeune chat hérissé qui rappelle celui de Chardin dans La raie (écorchée), peut-être d’ailleurs une chatte, comme un mot d’argot craché en marge du tableau. 

Dans le premier cas, le spectateur est face à un monde où il n’a pas pied, un monde mythologique, doucement surnaturel, dont il respire le grand air. Dans le second, le spectateur est de plein pied face à son époque, sans possibilité d’évasion de cette chambre aux relents lourds de parfum, face à lui-même, pourrait-on dire s’il s’agit d’un homme, dans ce tableau qui le met en position de client de maison close.  C’est par ces environnements et détails que se confirme l’état d’esprit de chaque peintre, car après tout, ne retrouve-t-on pas des corps semblables à la Vénus dans les peintures de Courbet, pourtant considéré comme chef de fil du Réalisme ? Courbet, coutumier des poses féminines sensuelles, aurait pu ne rien trouver d’irréel et d’idéalisé au corps et à la posture de la Vénus de Cabanel, et rétorquer à Manet qu’il s’agit avant tout d’une question d’adresse. Le peintre de l’Origine du monde (1866 – est-ce une réponse à La naissance de Vénus ?), trouvait l’Olympia « plate comme une Dame de pique », et répondra par une Femme au perroquet, à laquelle Manet répondra à son tour par une autre Femme au perroquet, qui semble dire à la première que l’art ne naît pas nécessairement d’un sujet scabreux, et qu’un tableau est d’autant impactant qu’il use avec retenue des moyens picturaux. On observera en tous cas que, bien que les nus féminins de Courbet ne soient pas des êtres mythologiques (Femme nue dormant, Femme nue au chien, au perroquet, Baigneuses etc) ceux-ci, insufflés par les fantasmes du peintre, flottent souvent dans une atmosphère onirique, et qu’il fait la nuance entre les deux cas radicalement opposés que nous étudions. Pas si réaliste que ça ce Courbet, comparé à Manet. Mais c’est aussi qu’une vie pleinement vécue ne se compose pas que d’observation crue du monde, mais encore de rêveries. Ainsi pourra-t-on voir Répine (peintre russe du XIX siècle), peindre dans le même temps une venelle fangeuse de l’ancien Montmartre et une vue sous-marine fantasmagorique. 

Main de maître VS patte de peintre

Chez Cabanel : aspect de la peinture lisse, léché comme se dit dans le jargon des peintres, minutieusement dessiné et patiemment peint avec des glacis et vélatures (couches transparentes sombres ou claires), précision vaporeuse, geste léger, virtuose, et atmosphère cristalline, ardeur tempérée, chatoiement des couleurs. 

Chez Manet : brossé, presque esquissé, comme fait d’un seul jet, lourdement dessiné, par endroit maigre et rêche, par endroit gras et onctueux, voire franchement empâté, usant aussi bien d’aplats que de touches allusives qui de loin composent l’illusion des objets, le tout fort de contraste, plein de clairs-obscurs tranchés, avec des surprises dans les ombres, et sobre, voire terne de couleur. Et de fait, si la composition du tableau s’inspire largement de celle de la Vénus d’Urbin, de Titien, l’éclairage frontal qui surexpose le premier plan est directement rapporté des photographies sur lesquelles certaines prostituées d’alors adoptent des postures issues de la peinture classique et qu’elle distribuent à leurs clients.  

D’un côté, une ample et adroite caresse, un chef-d’oeuvre de classicisme et de sensualité (à noter l’épure assez moderne de la composition de Cabanel par rapport à ses illustres prédécesseurs), de l’autre, un point sur la table,  un manifeste réaliste contre une forme de romantisme insouciant. D’un côté, la poursuite d’un idéal traditionnel de la peinture, de l’autre, une prise en otage de cette tradition par l’époque, un anachronisme grinçant que parachève la connotation antique et divine du titre, Olympia. 

***

On l’aura compris, il y a moins à commenter sur la Vénus, qui jouit de l’approbation de toute une tradition iconographique dans la continuité de laquelle elle s’inscrit, que sur l’Olympia, oeuvre d’une modernité qui cherche à se construire et se définir, par rupture et détournements, face à l’histoire de la peinture. Il ne s’agit pas pour autant d’établir un jugement de valeur entre ces deux oeuvres, nos esprits contemporains pouvant trouver de l’intérêt à des oeuvres autrefois considérées comme archaïques — nous y reviendront. Il s’agit simplement de sortir de tête à tête peu prolifiques avec des chefs-d’oeuvres, et de constater que ceux-ci ne résultent pas d’une source d’inspiration mystérieuse, mais d’une réflexion esthétique par rapport à d’autres modèles du genre. Les artistes se répondent les uns aux autres, et ainsi va la création, qui avance de manière rhizomique.

Finies les longues heures d’hésitation et de « flou artistique », passées dans la révérence d’un modèle et les limbes d’un soi-même à définir en face de lui. Cette démarche comparative ouvre un horizon solide de possibilités plus ou moins archétypales parmi lesquelles chacun pourra dépasser ses fascinations pour mettre en branle sa créativité. Elle possède le bénéfice de ne plus faire penser la création en des termes vagues d’inspiration, de personnalité et de goût, mais en termes d’influences, de partis pris et de dialogue avec le monde. Elle nous enseigne que rien ne va de soi dans une représentation, que tout y est subjectif, signifiant avec ou malgré l’artiste, en bref, que représenter, c’est se situer et choisir.

Cette démarche comparative, que nous couplons donc en cours avec le dessin, pourrait se prolonger par la réalisation d’une oeuvre de genre : après avoir copié différents traitements picturaux d’un même thème, tenter à travers une création personnelle d’en donner sa propre interprétation. Si vous deviez, en l’occurence, vous confronter au genre de l’Odalisque, du moins, d’un nu allongé, qui serait-il ? Serait-ce un être de fantasme ou un être réel ? Serait-il langoureux ou entreprenant ? Dans un espace onirique ou concret ? Entre deux ? Et quels outils, quelle gestuelle, quelles couleurs et quelle matérialité lui correspondraient le mieux ? En somme, comment se définirait-il, par oppositions ou ressemblances, par rapport à d’autres exemples du genre ? 

Un ami de Manet rapporte une parole du peintre tandis qu’ils se promenaient sur les quais de Seine : « Il parait qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire, un nu. » Ne doutez pas que Cabanel ait pensé sensiblement dans les mêmes termes. Et le vôtre, quel serait-il ? 

À l’ouvrage ! et à bientôt pour un prochain Face à Face. 

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