Face à face – Isaac Ilyich Levitan VS Frederick Edwin Church, ou le paysage intime et le paysage sublime

Interpellé par une de mes élèves frustrée de n’avoir su choisir que dessiner lors d’un séjour en nature, où arrêter son regard, trouver la vue la plus appropriée à son impression, et regrettant de ne rapporter que des pages restées blanches, j’aimerais consacrer ce deuxième Face à face à la peinture de paysage, au travers d’une comparaison entre deux peintres que tout oppose. Partons pour deux virées au grand air, l’une en compagnie d’Isaac Ilyich Levitan, avec lequel nous promèneront dans la vieille Russie, l’autre aux côtés de Frederick Edwin Church, qui nous emmènera explorer les Amériques jadis. Puissent ces pôles contradictoires nous aider à nous situer dans le paysage.

À gauche : I. I. Levitan, portrait par Valentin Serov, 1896 / à droite : F. E. Church, portrait par Charles Loring Elliott, 1866

Ces deux portraits manifestent bien la personnalité qui se dégage des peintures que nous allons voir, le premier intimiste, à la fois fébrile et énergique, regard absent, versant dans la mélancolie, l’autre fier, officiel, positif, regard qui porte au loin. Tout est dans le col !

Éléments biographiques

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(1860-1900), russe, naît dans une famille pauvre, mais cultivée. Tôt orphelin — combien de solitudes dans ses paysages ! d’une lune, d’un arbre, d’une rivière, une bâtisse ou un chemin —, il intègre les Beaux-arts de Moscou, où il sera notamment influencé par l’enseignement du peintre paysagiste Alexei Savrassov, qui lui fait connaître les peintres de Barbizon, et prône, à l’image de ces derniers, la peinture de plein air, pour une approche réaliste de la nature, dénuée de stéréotypes. Loué par la critique et ses pairs, mais vraisemblablement pas riche, Levitan n’est pas un grand voyageur et peindra surtout la Russie occidentale. La littérature, si prégnante alors en Russie, l’accompagnera notamment à travers son ami Tchekhov, dont il illustre certaines descriptions de la nature. Dépressif, il tentera de se suicider. Un jour, peut-être, sans Lune ni feuillage flamboyant pour éclairer et réchauffer ses ténèbres. Mais c’est de problèmes cardiaques dont ce peintre aux paysages si paisibles finira par mourir.







(1826-1900), américain, naît dans une famille aisée, d’un père orfèvre, horloger (que de minutie dans ses paysages !*)et homme d’affaires. Unique élève du peintre paysagiste Thomas Cole, Church poursuivra l’entreprise initiée par son maître d’une transposition de l’iconographie romantique du paysage européen (William Turner, John Martin, Caspar David Friedrich) sur les grands espaces américains. Lecteur du penseur et géographe Alexander Von Humboldt, qui enjoint les artistes à représenter la « physionomie » particulière des Andes, ainsi que de John Ruskin, critique d’art qui pousse les peintres paysagistes à mettre l’étude poussée de la nature au service de leur imagination, Church donne une retranscription à la fois naturaliste et idéalisée du Nouveau Monde. Ses peintures, réalisées dans la tranquillité et la stabilité de l’atelier, sont faites d’après des dessins, des relevés pourrait-on dire, de ses nombreux et lointains voyages.
Church mènera une carrière fructueuse, reconnue à l’international, et une vie bourgeoise, occupée surtout, vers la fin de sa vie, à la décoration exotique de sa propriété d’inspiration persane. Homme laborieux et patient, il apprendra sur le tard de sa vie à peindre de sa main gauche lorsque l’usage de la droite lui fera défaut (polyarthrite rhumatoïde), pour continuer de peindre avec une égale finesse.


*On se rappelle le raffinement d’un autre peintre formé à l’orfèvrerie, Sandro Botticelli.
Levitan, La boulaie, 28,5×50 cm, huile sur toile, 1885-89

Church, Le Coeur des Andes, huile sur toile, 168x303cm, 1859

Mouvements artistiques associés

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Appartient au mouvement des Itinérants, réunion de peintres russes qui, comme l’indique ce nom, trouvent leurs sujets dans les étendues de leur vaste pays, oeuvrant à travers tous les genres picturaux (portrait, paysage, sujets religieux, historiques, mythologiques, scènes de genre), à la création d’une peinture témoignant de la réalité culturelle et naturelle locale, contre une caste dominante qui, au mépris des humains et des terres qui la nourrissent, se complaît dans le culte hors-sol d’une iconographie occidentale issue de la Renaissance, empreinte de langueurs méditerranéennes. Parmi ces Itinérants, le nom de Levitan reste des plus célèbres, sans doute parce que le peintre, pour autant qu’il incarne pleinement les idéaux du mouvement avec sa peinture sobre et enracinée, a évité l’écueil descriptif et pathétique, dénué de poétique picturale, où sont tombés beaucoup de ses pairs, pleins d’une ardeur missionnaire incompatible avec l’art.


Appartient au mouvement de la Hudson River School, nom sous lequel sont regroupés des peintres paysagistes américains aux origines sociales et styles variés, qui n’étaient souvent même pas en contact. Il demeure le peintre le plus célèbre de ce groupe d’artistes, non seulement à cause de sa remarquable adresse, mais aussi parce qu’il est allé plus loin que tous les autres, concrètement, par la quête de vues exotiques (Amazonie, pôle nord), et esthétiquement, par le romantisme exalté de ses compositions, qui rencontre un fort écho chez ses compatriotes. Sa manière très appliquée lui sera finalement reprochée par la critique de la fin du siècle. Il appartient également pour partie au Luminisme américain, mouvement dérivant de l’Hudson River School, qui cultive les luminosités grandioses.


À gauche, Levitan, Paix éternelle, huile sur toile 150x206cm, 1894 / à droite, Church, Notre bannière dans le ciel, huile sur toile, dimensions ,1861

Formats / titres

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Des formats le plus souvent moyens à petits, titrés tel quel Jour ensoleillé / Jour d’automne / Automne doré / Printemps en Italie / Printemps, grandes eaux /Première verdure / Mars / Boulaie / Petite mare / Crépuscule / Appel du soir / Silence / Paix éternelle, ce dernier tableau étant son plus grand : 150x206cm.Des formats souvent panoramiques, avoisinant deux mètres de long, excédant parfois les trois mètres, appropriés au détaillement des immensités, titrés tel que Les Chutes de Tequendama / Chutes de Niagara / Le Cœur des Andes / Une croix en région sauvage / Crépuscule en région sauvage / Matin dans les tropiques / Le Parthénon / Le pont naturel.
À gauche, Levitan, Le pont Savvinskaya Sloboda, huile sur toile, 35x41cm, 1884 / à droite, Church, Le pont naturel, huile sur toile, 96x83cm, 1852

Terre

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Une prédilection pour les églises et petites maisons isolées, et les lieux de passages, chemins, portillons, ponts, barques et rivières égarées dans des fonds de vallons gazouillants. Des arbres bien-sûr, sentinelles qui filtrent le soleil, la brume et le glissement des saisons.
Le peintre s’extasie des petits lieux, recoins de paysages domestiques où le promeneur, au gré des vagues d’un horizon souvent proche, médite, se souvient, se reconnaît ou s’oublie, devant tel bosquet d’arbre, telle neige fondante, telle humble construction, rêvassant aux lointains à l’occasion d’un bras de rivière, d’un chemin croisé.
À l’exception de rares et familières silhouettes (femme promenant, chasseur et son chien, cheval), les protagonistes de ce théâtre ambulant, compagnons et témoins des monologues du peintre, sont des éléments du paysage, qui évoquent souvent la solitude et le passage du temps. C’est une vision intime de la terre qui nous est livrée, d’une terre depuis longtemps conquise, habitée, cultivée, sans évènement. Une bonne campagne avec ses trois points hauts, un drame recommencé chaque matin, pétri, poli par les siècles, tout imprégné d’habitudes, d’ennui et de rêveries, où le sauvage et l’humain partagent les mêmes chemins. *
Gouffres ! Sommets ! Ruines monumentales d’Europe et d’Orient, que prolonge le gigantisme des reliefs américains, ces architectures titanesques qui couronnent des vallées prodigieuses où s’offrent à profusion les ressources d’une terre paradisiaque et immaculée, et dans lesquels une jeune nation projette l’avènement de sa puissance à venir.
Les points de vue presque toujours surplombants donnent l’impression d’être ceux d’un aventurier qui, le torse égratigné jaillissant d’une chemise ensanglantée, s’arrache enfin d’une végétation tentaculaire pour venir rugir sur le promontoire rocheux d’où lui est dévoilée la terre promise, en récompense de tant d’efforts et de peines. ** Ici et là, perdus dans l’immensité, un pionnier coupe son bois, un pagayeur glisse sur l’or, une fumée s’échappe de la montagne, une fenêtre reluit, complice du crépuscule. Nulle merveille de cette terre, même les plus infimes, n’échappe à l’oeil vorace. Et si Church voit dans cette nature l’expression du sacré, son oeuvre n’en est pas moins symptomatique d’une société qui se joue la comédie de l’anoblir au moment même où elle s’apprête à la détruire. Comment ne pas reconnaître, dans ce grand déversement, le spectre des autoroutes à venir ! On sait d’ailleurs l’intérêt porté au travail de Church par des exploitants désireux de promouvoir leurs entreprises, et qui ne voient, eux, qu’une somme extraordinaire de richesses dont s’emparer.








* On retrouvera un genre analogue de paysages dans une Amérique qui aura vécu, chez Andrew Wyeth. ** Très différent du surplomb en redingote de Caspar David Friedrich, qui constitue plutôt le point d’acmé d’une promenade méditative. Néanmoins comparable dans le sens où ces deux paysagistes romantiques ont participé d’un élan nationaliste. Levitan, quant à lui, se rapprocherait plutôt de Monet, dans le sens où ces deux peintres cultivent le paysage tendre et fragile. Naturellement, beaucoup de roches chez les premiers, beaucoup de feuillage chez les seconds.
À gauche, Levitan, Crépuscule Lune, huile sur toile, 26x35cm, 1899 / à droite, Church, Cotopaxi, huile sur toile, 122x216cm, 1862

Ciel

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Des ciels calmes, qui ne disputent pas le premier rôle à la terre, et la veille sagement, grisement, comme un vieillard au fond d’un repas de famille, qui répond toujours : «Ça suit son cours». Des nuages comme de paisibles troupeaux en perpétuelle transhumance. Il fait souvent beau avec Levitan. Du moins, on profite d’une éclaircie pour aller prendre l’air. On pourrait regretter de n’avoir pas un ciel plus enjoué, distrayant, vivifiant. À quoi bon peindre ce trop connu, morne et doucereux quotidien. Mais on a le ciel qu’on a, et il faut rendre grâce pour ça, semble nous dire le peintre. À Dieu, à l’Univers peut-être, dont il n’est en tous cas à attendre aucun miracle esthétique forçant l’admiration — libre à chacun d’y déceler une dimension spirituelle ou de passer son chemin.
Le soleil est ici le seul or de la terre. Parfois, la lumière jaillit et se disperse joyeusement, on serait tenté de dire, bruyamment, comme une bande d’enfants surpris dans un bosquet, ou bien comme l’ermite qui débarque sans crier gare pour jouer quelques tours de magie bien connus, mais toujours réjouissants, et faire fleurir dans sa bouche quelque vulgarité métaphysique.










Des ciels — Oh mon dieu ! Limpides et cristallins, ou bien riches, corrompus et triomphants, voudrait-on dire comme Baudelaire, tout insufflés de tensions dramatiques avec ce théâtre nuageux où semblent rejouées les péripéties d’une humanité dissimulée dans le foisonnement d’en bas. Ces ciels dantesques, Olympes ou Enfers, pleins de titans musculeux et d’anges sanguinolants, qui achèvent de justifier le surnom donné à Church — comble pour un protestant ! — de Michel-Ange du paysage. En effet, que d’opulence et d’intrigues dans la demeure de Dieu !
Abondante et spectaculaire, à l’image de la terre qu’elle éclaire, cette lumière est aussi absorbante – où toutes choses se désintègrent et dissolvent, où le monde fluidifié échappe à la possession. Un soleil héritier de celui de Claude le Lorrain et Turner, veille dans le ciel comme l’oeil dans la tombe, comme un crâne dans une nature morte, comme le miroir de toute vanité et cupidité qui voudraient engloutir ce paysage.
Notons d’ailleurs que l’un des tableaux de Church portant le plus cette caractéristique (Matin dans les tropiques), fut réalisé alors que sa santé et son succès commençaient à décliner.





À gauche, Levitan, L’appel du soir, huile sur toile, 87x107cm, 1892 / à droite, Church, Crépuscule en région sauvage, huile sur toile, 124x185cm, 1860

Couleur / Facture

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La couleur est ici souvent composée d’un même ton grisâtre qui baigne l’ensemble, sur lequel éclate çà et là un feuillage, une lune, un nuage etc. Et cet éclat n’aurait pas été si chaleureux pour les yeux sans l’espace froid à l’entour. Même sous le soleil, le peintre use avec parcimonie des couleurs complémentaires, demeure dans un camaïeu vif, dont le sujet reste surtout le geste, la vibration de la lumière. Une exception, toutefois, pour un printemps italien, qui ne connaît pas le gris.
Peu dessinés, composés de touches allusives et de presque-aplats largement brossés, portant toutes les caractéristiques d’une peinture faite à la prima, les paysages de Levitan relatent la contrainte du temps qui presse le peintre de finir. Lui arrivait-il de finir à l’atelier, il l’a fait sans trahir par trop de finitions cette impression d’urgence, de fugacité, et sans doute avant que ne se soit réchauffées les poches froides du manteau, que n’ait séché la boue aux semelles. Ces paysages banals et esquissés sentent le vécu, la marche, le léger flou d’un regard perdu dans ses pensées, et l’anxiété feinte d’être surpris par la nuit. On ne doute pas un instant que Levitan ait fait l’expérience de ces paysages devant lesquels, en peinture encore, on frissonne et on enfouit dans le col un léger sourire d’aisance et de mélancolie.











Soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise, arc-en-ciel, nuits d’émeraude, dévoré d’azurs, monté de brumes violettes et chargé de noirs parfum, dirait le Bateau Ivre de Rimbaud.* Les toiles hautes en couleurs de Church ne laissent que peu de répit à l’oeil. Là encore, une notable différence avec Friedrich, et un rapprochement à faire avec John Martin et Ivan Aïvazovski.
Bien que Church partage avec Levitan une même attention portée à la lumière, son style cultive le détail et la dissimulation du coup de pinceau, là où le second met au contraire l‘accent sur la touche évocatrice. On aurait envie de dire que Church s’efface devant la majesté de la nature, tandis que Levitan affirme sa présence dans le paysage. Mais au final, l’effet produit n’est-il pas contraire : On ne peut s’empêcher de se demander devant Church quelle main a réalisé ce prodige, tandis que devant Levitan, on se demande avant tout s’il reste suffisamment de bois à la maison pour ce soir.
Les paysages de Church, des recompositions réalisées dans la stabilité industrieuse de l’atelier, préfigurent le cinéma hollywoodien, où même les immensités seront remises en scène en studio pour un rendu optimal, indépendant des aléas météorologiques. Levitan quant à lui, préfigurerait Tarkovski, dont la pellicule embusquée guette l’éclaircie.
D’importantes foules viennent voir Le coeur des Andes ou Le nord comme au spectacle, dans une salle à l’éclairage travaillé, avec de petites jumelles pour apercevoir tous les détails de ces paysages-péplums.
*Le bateau Ivre, qui serait la synthèse des merveilles capturées par Church et de l’ample abandon de Levitan. « …Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir! …Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache / Noire et froide où vers le crépuscule embaumé / Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai. »
À gauche, Levitan, Printemps en Italie, huile sur toile, dimension ?, 1890 / à droite, Saison des pluies dans les tropiques, huile sur toile, huile sur toile, 143x240cm, 1866

Compte tenu de la situation écologique contemporaine, on sera bien-sûr tenté de préférer le spirituel Levitan au religieux Church, dont la peinture est symptomatique d’un rapport maladif à la nature, d’une révérence proportionnelle à la violence que l’homme exerce sur elle. C’était ignorer que la nature du Nouveau Monde, tout comme la Russie de Levitan, n’était pas vierge, mais exploitée, cultivée avec parcimonie par l’homme « sauvage », depuis des milliers d’années.
Cependant, il n’est pas ici question de favoriser le style de Levitan, certains d’entre nous pouvant trouver dans la curiosité patiente de Church pour la faune, la flore, la topographie et les effets d’atmosphère, une qualité utile à notre époque. Il s’agit simplement de faire saillir les contradictions entre ces deux peintres pour activer notre imagination et nous aider à reconnaître ce qui dans un paysage va nous émouvoir au point de vouloir le représenter, et ainsi, être à même de choisir le point de vue qu’on en adoptera.
À cette élève, comme à tous ceux qui ne savent où poser leur regard, j’aimerais donc répondre : à quel endroit de ta marche t’es venue l’envie de peindre ? Était-ce dans le foisonnement d’en bas, ou au contraire, dans le dégagement d’en haut ? Dans la synthèse des deux ? Venais-tu marcher là pour découvrir, explorer, ou bien oublier, tout jeter ? Que veux-tu remporter de ce paysage ? Sa variété, sa richesse, ou bien le moment passé ensemble ? Ce paysage, pour toi, est-ce un dieu, est-ce un ami ? Pourquoi le représenter ? Par crainte de le perdre ? Pour le voir comme la première fois ? Tout cela à la fois ? Mais alors, à quel endroit ce sentiment-là, à quel endroit cet autre ?
Tant de questionnements qui feront vibrer le pinceau comme un bâton sourcier !

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